La mort d’Idriss Déby pourra être l’occasion d’un renouveau politique pour le Tchad, à condition que la période de transition soit une rupture avec le système de gouvernance qui a favorisé trente ans de dictature. Ce qui implique que l’armée, les acteurs politiques et les représentants de la société civile doivent s’accorder à mettre en place un dispositif transitionnel favorable à l’émancipation d’une sphère politique régie par la contrainte de normes collectives discutées et acceptées par tous. Il s’agira avant tout d’affranchir le champ politique de la tutelle du pouvoir militaire en rendant effectif un ordre constitutionnel démocratique, celui qui répondra aux intérêts des Tchadiens et prendra en compte le caractère multiethnique du pays. En fait, pour que l’après-Déby ouvre la voie à l’avènement d’une société libre, juste et égalitaire, la transition annoncée et les appels au dialogue inclusif doivent prendre la forme d’une réorganisation politique et institutionnelle de la vie commune. Or, une telle perspective exige la dissolution du Comité militaire de transition (CMT) et la mise en place d’une équipe consensuelle qui travaillera à jeter les bases politiques et institutionnelles d’une société démocratique.
Donner sens à la transition
Nul besoin de rappeler que l’histoire politique du Tchad, depuis son indépendance, est une succession ininterrompue de régimes autoritaires et répressifs, et que la violence a été la voie royale pour accéder au pouvoir. Le processus démocratique entamé dans les années 1990 n’a en rien changé aux pratiques arbitraires du pouvoir et aux représentations néo patrimoniales du politique. De même, l’arrivée au pouvoir d’Idris Déby, au moyen des armes, a définitivement renforcé le contrôle militaire du pouvoir politique, allant jusqu’à faire de l’armée la source principale de légitimité. Ainsi, la nature prétorienne du régime politique a condamné le droit et les principes démocratiques à demeurer exclusivement formel : la société tchadienne n’a jamais été régie par un ordre constitutionnel. L’armée a toujours gouverné, et c’est pour garantir la continuité d’un pouvoir militaire qu’elle a décidé de mettre en place le Comité militaire de transition ( CMT). L’objectif étant d’investir le processus transitionnel en conditionnant les modalités et surtout l’issue, comme ce fut le cas dans la grande majorité des transitions qu’a connu le continent.
Or c’est précisément contre ce type de transition, où l’on reconduit le système de domination et ses promoteurs, que les Tchadiens doivent s’élever. Car, une transition politique se trahit lorsqu’elle ne donne pas naissance à une nouvelle forme d’organisation de la vie commune conforme aux aspirations des populations à la liberté, à la justice et à l’égalité. En ce sens, la transition doit créer les conditions d’une rupture avec un ordre politique antérieur jugé objectivement dégradant et incapable de répondre aux besoins de développement humain, économique et social ; elle doit fermer le chapitre de plus de soixante ans d’oppression politique et de prédation des richesses nationales. Dans cette perspective, une transition politique doit s’apparenter non pas à un gouvernement de douze ou dix-huit mois, mais à un travail collectif sur l’organisation morale et politique de la vie en société, que traduira une réflexion sérieuse et patiente sur la nature et la légitimité des pouvoirs publics, sur l’institution d’une sphère publique qui rendrait possible l’existence d’une communauté d’intérêts, les différentes formes de gouvernement et les dispositifs institutionnels destinés à protéger le bien commun et à redistribuer équitablement les bénéfices issus de son exploitation. La transition, donc, doit être l’occasion pour un peuple meurtri par la violence et la misère de se réapproprier sa capacité collective à forger son destin. L’armée, il est vrai, ne peut être en marge de cet effort collectif. Toutefois, elle ne pourrait jouer efficacement son rôle que si elle consent à libérer le champ politique et à accompagner de manière républicaine le travail de construction de la nouvelle société tchadienne.
Transition : quel rôle pour la France ?
Mais la question demeure entière de savoir comment inviter l’armée à entendre raison. En l’absence de contre-pouvoirs au niveau national, et face au risque d’embrasement que la confrontation avec le FACT fait peser sur le pays, les puissances occidentales et la France en première ligne doivent jouer un rôle majeur. Il ne fait aucun doute que Paris par exemple a les moyens diplomatiques et économiques pour exercer une influence sur les militaires qui se sont emparés arbitrairement du pouvoir, en les obligeant à ne pas confisquer la transition et favoriser une participation du corps militaire qui l’empêche de conditionner le processus transitionnel. Ce qui bien évidemment impliquera des discussions et des négociations avec les acteurs politiques et les représentations de la société civile, l’objectif étant de parvenir à un scénario où l’exercice du pouvoir politique sera institué d’une manière qui l’affranchisse efficacement et durablement du pouvoir militaire, où l’on parviendra à constituer une sphère politique autonome soumise au contrôle et à la surveillance des populations afin de donner corps à la souveraineté du peuple. L’idée n’est pas d’imputer à la France la responsabilité de bâtir une nouvelle société politique au Tchad, mais, parce que la pérennité de la dictature ne favorise pas les intérêts français à long terme, il s’agira pour Paris de peser de tout son poids pour soutenir les aspirations démocratiques du peuple tchadien. Ce sera alors la preuve de cette « histoire d’amour que doit être la relation entre la France et l’Afrique », pour reprendre l’affirmation du président Emmanuel Macron.
Amadou Sadjo Barry
Professeur de philosophie