Le départ, fin janvier 2025, des soldats français du Tchad et la rétrocession de toutes les bases qu’elles occupaient (Faya-Largeau, Abéché et N’Djaména) demeurent perçus par nombre d’analystes et d’observateurs comme la fin d’une époque, mais aussi un acte de souveraineté majeur du Tchad.
Dès lors, la question qui revient sans cesse et qui n’a pas encore reçu une réponse officielle des autorités tchadiennes est celle de savoir comment l’État tchadien comblera le vide militaire et stratégique créé en raison du départ apparemment précipité des forces françaises de son pays.
La réponse à cette question est loin d’être simple, pour deux raisons. D’une part, la coopération militaire entre la France et le Tchad est ancienne ; et quant à la présence militaire française au Tchad, elle est bien antérieure à l’accession à la souveraineté internationale de ce pays. C’est dire que les hommes comme les armées des deux pays ont une connaissance mutuelle profonde des uns et des autres, mais aussi des réalités du terrain. D’autre part, l’environnement géostratégique du Tchad est connu pour être d’une grande complexité. Non seulement le Tchad dispose d’une superficie parmi les plus étendues d’Afrique (c’est le cinquième pays le plus vaste d’Afrique, après l’Algérie, la République démocratique du Congo, le Soudan et la Libye, et le vingt et unième pays le plus grand du monde) ; il a en outre cette singularité stratégique dramatique, comme la République démocratique du Congo, d’être frontalier de pays qui sont quasiment tous instables ou en situation de crise politico-militaire.
La Turquie remplacera-t-elle la France ?
Au regard de ces réalités géostratégiques, il va sans dire que le nouveau partenaire militaire du Tchad qui viendrait se substituer à la France dans le cadre d’un accord de coopération militaire, probablement différent de celui conclu avec l’ancienne métropole coloniale au lendemain des indépendances, devra intégrer ces paramètres de terrain.
La Turquie semble être ce nouveau partenaire stratégique, selon toute vraisemblance. Si une communication officielle n’a pas encore été faite à ce sujet du côté turc, comme du côté tchadien, de nombreuses dépêches de presse affirment de manière convergente que des contacts sont en cours et fort avancés dans ce sens.
Ce nouvel horizon de la coopération militaire entre le Tchad et la Turquie, s’il venait à se confirmer, dérouterait de nombreuses sorties médiatiques, notamment dans la galaxie panafricaniste, qui annonçaient non sans s’en réjouir qu’après le départ des forces françaises, N’Djaména ouvrirait ses portes à Moscou, comme l’ont précédemment fait les pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES). Le Tchad aurait plutôt fait le choix d’un “non-alignement géostratégique”.
Au demeurant, il ne s’agirait que d’un renforcement des relations entre le Tchad et la Turquie. L’État turc, sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, a toujours accordé un intérêt privilégié à la coopération avec le Tchad, que le ministère turc des Affaires étrangères, sur son site Internet, présente comme fort ancienne : « Les relations politiques entre la Türkiye et le Tchad remontent au XVIe siècle. La Türkiye a reconnu l’indépendance du Tchad le jour même de son accession à l’indépendance, le 11 août 1960, et le Conseil des ministres a décidé d’établir des relations diplomatiques avec le Tchad le 29 novembre 1969. L’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays a été annoncé à la communauté internationale le 27 janvier 1970. L’ambassade de Türkiye à N’Djaména est entrée en fonction le 1er mars 2013. L’ambassade du Tchad à Ankara a été inaugurée le 10 décembre 2014. Suite à ces développements, les relations bilatérales se sont considérablement développées. »
Au plan économique, il n’est pas superflu de souligner que les échanges commerciaux entre les deux pays étaient de 160 millions d’USD en 2021 et de 174 millions d’USD en 2022. C’est dire qu’il s’agit d’une relation bilatérale qui s’intensifie au fil des ans, aussi bien au plan économique que sur le volet militaire.
À cet égard, il faut souligner que l’un des volets de l’industrie militaire turque, qui serait indubitablement d’un grand intérêt pour N’Djaména, est l’aéronautique. Les drones de fabrication turque sont notamment prisés par les armées africaines, car ils conjuguent performance technologique et moindre coût, comme l’atteste une récente note d’analyse de l’Institut de recherches internationales et stratégiques intitulée Les Turcs en Afrique : discrets, mais présents. « Le Tchad, l’Éthiopie, le Niger ont ainsi tous acheté des drones Bayraktar. Le Niger, dont la stabilité est cruciale pour assurer les intérêts stratégiques d’Ankara en Libye, a acquis 6 drones, de nombreux véhicules blindés et un avion HÜRKUŞ en décembre 2022. Alors que l’Angola et le Rwanda restent toujours sur la liste d’attente pour ce qui concerne les drones, les avions turcs HÜRKUŞ, dont la création est récente, sont également très demandés en Afrique, ce qui confirme l’opportunité que ce continent offre à l’industrie militaire turque. »
Stratégie diplomatique affirmée
Il faut également inscrire cette implantation militaire future de la Turquie au Tchad dans le cadre de sa stratégie diplomatique d’ensemble sur le continent africain. La Turquie s’est affirmée comme l’une des puissances montantes du monde multipolaire de l’après-guerre froide. Le rayonnement de sa diplomatie est la conséquence de la compétitivité et de l’innovation de son économie et de son industrie, comme de son influence géostratégique. Membre observateur de l’Union africaine depuis 2005, la Turquie a organisé son premier sommet Turquie-Afrique en 2008, comme, avant elle, les États-Unis, la Russie, l’Inde, la Chine, la France et l’Europe.
Toujours au plan géostratégique, la Turquie joue un rôle actif en Libye pour la préservation de ses intérêts gaziers en Méditerranée orientale et en Somalie où elle a installé une base militaire ; et elle est un acteur majeur dans le conflit actuel au Soudan. Or, la Libye et le Soudan sont des pays majeurs de l’environnement géostratégique et sécuritaire du Tchad.
Sans faire de plans sur la comète, les mois à venir préciseront les contours de ce redéploiement stratégique des forces armées tchadiennes. Quoi qu’il en soit, une ère nouvelle s’ouvre dans la doctrine diplomatique de l’État du Tchad.
Éric Topona Mocnga, Journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle à Bonn (Allemagne)