Les annonces d’enquêtes par les autorités sur l’usage d’armes à feu par les forces de sécurité lors des manifestations organisées entre avril et mai derniers au Tchad, doivent se concrétiser par la poursuite des personnes suspectées d’homicides illégaux, au travers de procès équitables, a déclaré Amnesty International mardi 1er juin 2021.
Sur la base de témoignages recueillis auprès de victimes, de leurs proches et d’associations de défense des droits humains, l’organisation confirme qu’au moins 16 personnes ont été tuées à N’Djamena la capitale et Moundou au sud, des dizaines d’autres blessées et au moins 700 autres arrêtées, certaines libérées peu après les manifestations organisées par la coalition Wakit Tama entre le 27 avril et le 19 mai. Elles avaient été interdites par les autorités et réprimées par les forces de sécurité.
Amnesty International considère que si la liberté de réunion pacifique peut connaitre des limitations dans des conditions précises, il ressort que les raisons évoquées pour l’interdiction de ces manifestations, à savoir les possibles troubles à l’ordre public, sont disproportionnées.
« Nous avons interrogé des manifestants dont certains avaient été encerclés par trois groupes de forces de défense et de sécurité constitués de gendarmes et de policiers. L’un d’eux nous a rapporté qu’un policier avait tiré sur lui, lui occasionnant des blessures au genou gauche, » a déclaré Abdoulaye Diarra, chercheur sur l’Afrique centrale à Amnesty International.
« Les armes à feu ne sont pas un outil de maintien de l’ordre. Elles ne doivent être utilisées qu’en dernier recours, face à un risque imminent de mort ou de blessure grave. Les autorités tchadiennes doivent pleinement respecter les lignes directrices de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples pour le maintien de l’ordre par les agents chargés de l’application des lois. Elles ont annoncé l’ouverture d’une enquête. Celle-ci doit être indépendante et impartiale et aboutir à l’identification et la poursuite des auteurs des homicides et des blessures sur des manifestants. »
Amnesty International s’est entretenue avec des victimes et des témoins qui ont décrit le recours à la force léthale par les forces de défense et de sécurité. Par exemple, lors de la marche du 8 mai, où un policier a tiré sur les manifestants et tué l’un deux, selon un témoin oculaire.
« Il y avait un groupe de manifestants qui s’étaient donnés rendez-vous au 6ième Arrondissement (Unité administrative). Mais la police avait déjà occupé les lieux. Les policiers ont commencé à lancer des grenades lacrymogènes et la scène a duré plusieurs minutes. C’est alors qu’un jeune sur sa moto a été touché par une balle », a-t-il déclaré.
Les autorités de la transition ont annoncé le 19 mai que le policier qui avait tué le jeune manifestant sur sa moto avait été radié. Elles n’ont pas précisé s’il faisait l’objet d’une procédure judiciaire.
La manifestation du 27 avril a également été le théâtre d’une intervention de policiers armés à bord de véhicule pick-up qui patrouillaient dans les rues de N’Djamena. Amnesty International a recueilli plusieurs témoignages de proches de victimes tuées lors de cette manifestation.
Elles ont été touchées par balles et sont décédées dans différentes structures de santé. L’une des victimes a reçu trois balles dont deux dans le torse. Les témoins ont indiqué que les tirs provenaient de membres des forces de sécurité et d’agents en civil depuis une voiture non immatriculée aux vitres teintées.
Une victime a déclaré à Amnesty International :
« … Le 27 avril, un policier a tiré deux coups de sommation en l’air, puis un autre a pris son arme, s’est mis à genoux et a dirigé l’arme vers moi. Je pensais qu’il s’agissait de grenades lacrymogènes…Je me suis rendu compte que mon genou gauche saignait. … J’ai compris que j’étais touché par balle. J’ai été amené à l’hôpital. Même là-bas, j’ai été recherché par les policiers. En fin de soirée, ils sont venus brutaliser ma famille et sont entrés jusqu’au salon de notre maison. Le lendemain, ils sont revenus vers 2h du matin pour m’intimider. »
Dans le 9ième Arrondissement de N’Djamena, d’autres témoins ont déclaré avoir vu le 27 avril des hommes armés à bord de véhicules aux vitres teintées tirer sur la foule sans réaction des militaires et policiers présents. Trois personnes ont été blessées et l’une d’elles, un garçon de 19 ans, a succombé à ses blessures au Centre hospitalier universitaire de Walia.
« Il était âgé de 19 ans. Ils ont été évacués au CHU. Il a reçu trois balles, dont deux sur son flanc gauche et une à la cuisse. Il est décédé juste quand nous arrivions au bloc opératoire, » a déclaré le témoin.
Les manifestations organisées par la société civile ou l’opposition étaient systématiquement interdites depuis avril. Ce qui n’est pas le cas pour les marches de soutien au Comité militaire de transition (CMT).
Un membre de la société civile l’a confirmé à Amnesty International :
« Les marches de contestation qui sont organisées depuis le mois d’avril ont été interdites et réprimées par les forces de sécurité quand celle organisée en soutien au CMT a été autorisée le 12 mai 2021. »
Cette différence de traitement confirme que les interdictions de manifestations dans la même période étaient des mesures disproportionnées et non conformes au droit international.
Dans un communiqué publié le 7 mai 2021, le ministère de la Sécurité publique et de l’immigration avait indiqué que les manifestations pacifiques étaient autorisées si elles répondaient aux critères édictés par la loi.
Le ministre de la Communication avait, quant à lui, justifié l’interdiction de la marche du 8 mai par le refus des organisateurs d’indiquer leur itinéraire et de mettre en place un service d’ordre interne.
« Depuis plusieurs mois, on constate des atteintes régulières au droit à la liberté de réunion pacifique au Tchad. Chacun doit pouvoir exercer en toute sécurité son droit à la liberté de réunion pacifique. Ce droit est garanti par les lois tchadiennes et les textes internationaux, » a déclaré Abdoulaye Diarra.