Pour son premier déplacement en Afrique subsaharienne, celui qui fut alors le tout nouveau ministre de l’Europe et des Affaires étrangères du gouvernement de Michel Barnier, Jean-Noël Barrot, a commencé sa tournée africaine le 27 novembre par le Tchad, pour se rendre ensuite au Sénégal et en Ethiopie. À l’issue de l’audience que lui aura accordée le chef de l’État tchadien, Mahamat Idriss Déby Itno, la présidence tchadienne, dans un communiqué de presse, déclare : « Cette rencontre, inscrite dans une dynamique de coopération bilatérale, a permis de discuter des urgences humanitaires, de la crise soudanaise et des perspectives d’un partenariat renforcé entre le Tchad et la France (…) Cette audience symbolise la solidité des liens entre le Tchad et la France. Elle ouvre de nouvelles perspectives pour une collaboration mutuellement bénéfique, au service de la stabilité, de la solidité et du développement durable dans un contexte géopolitique exigeant. »
Coup de tonnerre
Mais quelques heures à peine après le départ du ministre français des Affaires étrangères de N’Djamena, son homologue tchadien, Abderaman Koulamallah publie un communiqué pour le moins déroutant sur la page Facebook de son ministère : « Le gouvernement de la République du Tchad informe l’opinion nationale et internationale de sa décision de mettre fin à l’accord de coopération en matière de défense signé avec la République française. » Dans le même communiqué, le chef de la diplomatie tchadienne apporte la nuance suivante : « La France est un partenaire essentiel, mais elle doit aussi considérer que le Tchad a grandi, a mûri et que le Tchad est un État souverain et très jaloux de sa souveraineté.»
Ce communiqué a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel des relations franco-tchadiennes, voire franco-africaines. Ce, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un communiqué conjoint des deux États, mais d’un communiqué unilatéral de la partie tchadienne.
Paris prend acte et fait profil bas
En France, dans la foulée du communiqué du gouvernement tchadien, sur son site internet, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, dans une sortie publiée le 29 novembre 2024 et intitulée Tchad – Reconfiguration du dispositif militaire français, apporte la précision suivante : « La France a entamé depuis près de deux ans une réflexion et un dialogue avec ses partenaires sur la reconfiguration de ses dispositifs militaires en Afrique, notamment dans le cadre de la mission menée par Jean-Marie Bockel. Dans ce cadre, un dialogue étroit est mené avec les autorités tchadiennes, qui ont fait part de leur souhait de voir évoluer le partenariat de sécurité et de défense.»
Quelque temps plus tôt, après sa tournée africaine, dans un entretien accordé en novembre 2024 à la chaîne de télévision France 24, Jean-Marie Bockel déclarait : « Il n’y a pas de demande de départ des troupes françaises de la part des chefs d’État gabonais, tchadien et ivoirien.»
Certains ont cru voir un épisode de plus dans le climat de glaciation croissante des relations entre le Tchad et la France depuis quelque temps.
Il y a eu l’épisode fâcheux qualifié d’acharnement judiciaire manifeste par les autorités tchadiennes contre les plus hautes autorités du pays.
Mais quelques indices laissaient présager que le Tchad et la France étaient revenus à une relation plus sereine.
Des relations multiformes entre Paris et N’Djaména
Toutefois, en diplomatie comme dans l’univers plus vaste des relations internationales, il y a la forme et le fond. C’est pourquoi, conclure à une rupture de la coopération lato sensu entre le Tchad et la France serait, certainement très vite, aller en besogne. Il s’agit, pour l’affirmer, de s’en tenir aux réalités et non aux seuls discours, car, dans les relations internationales, notamment sur l’échiquier géopolitique, les réalités seules dictent le jeu des alliances.
La présence militaire française au Tchad, contrairement à une opinion fort répandue, ne se limite pas à la seule préservation des intérêts français au Sahel ou dans le voisinage de ce pays.
En effet, le Tchad est l’un des pays dont l’environnement régional est l’un des plus déstabilisés en Afrique, mais aussi porteur de graves crises potentielles qui pourraient exploser à tout moment.
S’il faut prendre l’exemple du Soudan voisin, ils sont environ 600 000, les réfugiés soudanais auxquels le Tchad a offert son hospitalité depuis plus d’un an. Sans oublier les réfugiés établis dans l’est du pays depuis la guerre du Darfour (qui a débuté le 26 février 2003).
Discrètement mais efficacement, l’armée française a apporté à plusieurs reprises son soutien à l’afflux massif de réfugiés en provenance du Soudan.
C’est ainsi que, du 21 juin au 31 juillet 2023, alors que plus de 250 000 personnes avaient fui le Soudan pour trouver refuge au Tchad, précisément dans l’est du pays, l’État tchadien et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ont sollicité le concours logistique des troupes françaises stationnées au Tchad afin de relocaliser et de sécuriser les réfugiés soudanais sur le territoire tchadien. Durant près de 20 jours, 120 militaires français et 4 militaires tchadiens, forts d’une cinquantaine de véhicules, sont parvenus à relocaliser et à mettre en sécurité 11 000 réfugiés soudanais.
Bien avant les réfugiés soudanais, le Tchad est le théâtre d’un véritable drame humanitaire de déplacés internes à cause des attaques de la secte islamiste Boko Haram qui se comptent par dizaines de milliers.
La lutte contre cette nébuleuse terroriste et djihadiste, à laquelle l’armée française a apporté un soutien multiforme au Tchad comme aux pays voisins victimes de ces attaques, nécessite une approche multidimensionnelle, bien au-delà du seul volet sécuritaire, comme le précise une note politique du PNUD du 9 janvier 2024 intitulée Dilemme de la collaboration civilo-militaire et humanitaire dans le bassin du lac Tchad : « (…) les interventions d’urgence dans les contextes d’extrémisme violent soulèvent des questions cruciales sur la capacité des acteurs à atteindre des résultats optimaux et durables en matière de stabilisation, de redressement, de résilience (…) L’ampleur des problèmes de sécurité humanitaire dans la région nécessite des interventions civiles, militaires et humanitaires adaptées pour garantir un impact réel, immédiat et à long terme sur les moyens de subsistance des communautés touchées. La coopération civile, notamment humanitaire, de l’armée française avec l’armée tchadienne ne se manifeste pas seulement dans le soutien aux déplacés des conflits régionaux ou des attaques terroristes.»
Le soutien logistique des forces françaises au Tchad se manifeste également à l’occasion des catastrophes naturelles qui affectent le pays de manière récurrente en raison du dérèglement climatique.
C’est ainsi qu’en novembre 2022, suite au débordement du fleuve Chari, une partie des habitants de N’Djamena a été évacuée grâce à la coopération entre l’armée tchadienne et les forces françaises.
Tous les deux ans, la population tchadienne est menacée par une crue du Chari. Ce péril humanitaire constant et aux conséquences humaines, matérielles et environnementales incalculables nécessite des travaux de consolidation des berges qui ont été effectués en étroite collaboration entre les unités du génie militaire tchadien et français.
Dans ce cadre, l’évacuation des sinistrés du 9ᵉ arrondissement de N’Djamena a été menée durant 15 jours. Un détachement de la compagnie de génie du 43e Bataillon d’infanterie de marine (43e BIMA) des Forces françaises en Côte d’Ivoire (FFCI) et les militaires de la base aérienne projetée (BAP) de N’Djamena se sont mobilisés pour apporter un appui au génie militaire tchadien.
Au terme de cette opération, près de 840 personnes et plus de 16 tonnes de matériels ont été mises en sécurité hors de la zone inondée.
Plus récemment, en octobre 2024, des inondations gigantesques ont affecté Sokolo et Kabé (situés dans la commune du 1ᵉʳ et du 9ᵉʿ arrondissement de N’Djamena).
Elles ont maintenu de vastes étendues habitées sous les eaux et ont provoqué des dégâts humains et matériels considérables. En dépit de la mobilisation du gouvernement tchadien pour venir en aide aux sinistrés, faire parvenir sur les lieux du sinistre ou aux déplacés l’aide attendue relevait de la croix et de la bannière. C’est grâce au soutien logistique de l’armée française qu’il aura été possible de rendre possible l’accès à cette destination, en mettant notamment à contribution ses moyens de navigation fluviale.
Formation de l’armée tchadienne
Un aspect de la coopération militaire entre la France et le Tchad qui, en raison de son importance pour l’avenir et face aux besoins de l’armée tchadienne, est celui de la formation. Ce volet a d’ores et déjà été évoqué lors de la visite en France du chef de l’État tchadien, Mahamat Idriss Déby Itno, notamment à l’issue de son entretien avec son homologue français, Emmanuel Macron, en octobre 2024.
Il faut relever qu’à cet égard, la France, depuis de nombreuses années, contribue de manière significative aux besoins de formation des forces armées tchadiennes.
Le 25 septembre 2024, au terme de deux années de formation, 49 élèves-officiers d’active ont obtenu leurs brevets de parachutistes dans le cadre du projet « Appui à la formation militaire générale des jeunes cadres de l’armée nationale tchadienne». Or, il faut souligner que depuis 1989, les forces armées tchadiennes n’avaient pas formé d’élèves-officiers parachutistes.
En raison de la spécificité de son territoire et des menaces, le Tchad a créé une garde nationale nomade pour faire face à l’extrême mobilité des groupes terroristes et autres bandes armées qui attentent à la sécurité des personnes et des biens sur son vaste territoire, notamment dans l’arrière-pays. La France apporte à cette force une aide multiforme en formation technique, en dons de matériels, en conseils stratégiques et de gestion des moyens.
En somme, il est prématuré, voire inexact, de conclure à ce stade à une rupture des accords de coopération entre les deux pays. « Nous avons pris la décision de mettre fin à cette coopération militaire afin de revoir notre partenariat avec la France vers d’autres domaines qui auront davantage d’impacts positifs sur la vie quotidienne de nos populations respectives», a expliqué Mahamat Idriss Déby Itno lors d’un point de presse au palais présidentiel, le 1ᵉʳ décembre 2024 à N’Djaména.
Il est évident que les deux parties ont des raisons objectives et intérêt à reconfigurer l’ossature de leurs relations en fonction de leurs impératifs respectifs du moment et de la nouvelle donne géopolitique mondiale.
Eric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction francophone de la Deutsche Welle (Bonn).