La récente arrestation au Tchad du ressortissant russe Maksim Shugaley et de son collaborateur Samir Seïfan n’a pas encore dévoilé son lot de mystères et continue de susciter de nombreux questionnements. S’il passe officiellement pour un sociologue, Maksim Shugaley n’en est pas à sa première interpellation sur le continent africain. Déjà, en 2019, il a fait l’objet d’une interpellation en Libye pour des soupçons d’ingérence dans les affaires intérieures de ce pays mis sous coupe réglée depuis l’assassinat du « guide de la révolution » de la Jamahiriya arabe libyenne, Mouammar Kadhafi, à Syrte, le 20 octobre 2011. Son arrestation, qui suscita pourtant il y a quelques semaines une réaction du ministère russe des Affaires étrangères, ne donne plus lieu à des sorties volubiles de la diplomatie russe.
Proche du Groupe Wagner, il se présente officiellement comme un sociologue, donc un chercheur uniquement occupé par des tâches académiques et scientifiques. Aussi innocente que puisse paraître cette casquette, il faut néanmoins souligner que jamais des agents au service de puissances étrangères ou d’entreprises de déstabilisation dans des pays tiers ne passent pour ce qu’ils sont réellement. Dans nombre de pays au monde, et plus encore en Afrique depuis les premières années des indépendances, ils furent nombreux, les agents de recherche ou des personnels des médias, qui étaient en réalité des agents dormants pour la défense des intérêts étatiques ou privés. En effet, ils ont souvent été, pour la plupart, les colonnes avancées d’intérêts inavoués et stratégiques que l’on retrouve également présents au sein des mouvements de la société civile ou au service de missions officiellement caritatives.
Perplexité
Mais, au-delà de cette capacité de dissimulation, le contexte de ces interpellations suscite une certaine perplexité. Comment une telle entreprise inamicale en territoire tchadien serait-elle envisageable au moment où un renforcement des liens de coopération entre Moscou et N’Djamena est en cours ?
C’est au moment où est annoncée l’ouverture d’une Maison de la Russie au Tchad que ces arrestations se produisent ! Or il ne faut pas perdre de vue qu’une telle institution participe du soft power en vue de la projection de toute grande puissance sur la scène internationale. Elle s’inscrit dans le même registre que les Instituts Confucius pour la Chine, les Instituts français pour la France, les British Council pour le Royaume-Uni ou la Fondation Friedrich Ebert pour l’Allemagne. Il s’agit d’un outil de diffusion de la culture et de la langue russe afin de créer des liens culturels et humains durables entre les peuples russe et tchadien. C’est une dimension de la coopération internationale sur laquelle la Russie accuse un retard considérable sur ses puissances rivales occidentales.
Un autre élément de contexte majeur qu’il convient de relever est celui de la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine. L’arrestation de Maksim Chugaley intervient alors que ce conflit est à son plus haut niveau d’intensité et elle est précédée par un marathon diplomatique en Afrique du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Renforcer la présence militaire russe sur le continent africain ne passe pas seulement par la coopération économique et militaire, elle passe également par un changement des perceptions que les peuples africains pourraient avoir de la Russie, qu’une certaine opinion sur le continent considère de plus en plus comme une menace pour les processus démocratiques locaux. Ces craintes sont d’autant plus fondées que, dans les différents États où la Russie s’est solidement implantée en Afrique, on observe une glaciation de la scène politique, un net recul dans le respect des libertés individuelles et collectives, une immixtion dans la vie politique nationale et des campagnes de désinformation dont les réseaux sociaux sont l’une des terres d’élection.
Sans porter une accusation sentencieuse contre Maksim Chugaley, on ne peut s’empêcher de souligner que nul n’est plus outillé qu’un sociologue pour percevoir le pouls d’une population, comprendre son système de représentation, la structuration des imaginaires et mettre à la dimension des stratèges en géopolitique les outils de décision adéquats. C’est d’ailleurs en ce sens que la Géorgie, à la suite de la Russie, a récemment voté des lois sur les « agents de l’étranger », qui ont désormais obligation de déclarer leurs soutiens extérieurs. Plus proche du Tchad, la République centrafricaine prépare l’adoption d’une loi similaire. A posteriori, il est établi aujourd’hui que la « révolution orange » en Ukraine, il y a près de deux décennies, était appuyée par de solides relais dans le monde intellectuel et médiatique, et au sein de la société civile.
Sous réserve des enquêtes en cours, les Africains doivent se faire à l’idée que le statut de mercenaire, au sens large, concerne toute action d’un agent étranger qui viendrait, à des fins privées, déstabiliser un État souverain.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre la convention de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) de 1977 sur l’élimination du mercenariat en Afrique :
« Commet le crime de mercenariat, l’individu, groupe ou association, le représentant de l’État ou l’État lui-même qui, dans le but d’opposer la violence armée à un processus d’autodétermination à la stabilité ou à l’intégrité territoriale d’un autre État, pratique l’un des actes suivants :
- Abriter, organiser, financer, assister, équiper, entraîner, promouvoir, soutenir ou employer de quelque façon que ce soit des bandes de mercenaires ; […]. »
Éric Topona Mocnga, journaliste au Programme francophone de la Deutsche Welle