Tribune

Faut-il supprimer la présence militaire française au Tchad ?

Faut-il supprimer la présence militaire française au Tchad ? 1

La question était inenvisageable dans les années 70-80. C’était l’époque glorieuse du régime de Mouammar Kadhafi, au faîte de son pouvoir hégémonique sur la Jamahiriya arabe libyenne et assis sur une montagne de pétrodollars qui ne cessait de prendre du volume. Les ambitions de puissance du Guide étaient alors sans limites et il ne faisait guère mystère de les étendre au Tchad voisin (la frontière internationale continue longue de 1 055 kilomètres sépare la Libye et le Tchad) notamment sur la Bande d’Aouzou, voire au-delà. Mais face au projet expansionniste de Mouammar Kadhafi, se dressait face à lui la France comme une muraille de Chine.

La présence militaire française au Tchad n’était pas une présence de circonstance, mais une présence constante qui remonte bien avant l’accession du Tchad à la souveraineté internationale le 11 août 1960. Il faut d’emblée relever que cette présence revêt une dimension singulièrement symbolique.

Les liens militaires entre les peuples français et tchadien remontent à l’époque coloniale. Lorsque le général de Gaulle lance un appel à la mobilisation des troupes dans l’empire colonial français durant la Seconde Guerre mondiale, c’est du Tchad que viendront les premiers bataillons qui se sont notamment illustrés à l’occasion du débarquement de Provence dont les 80 ans viennent d’être célébrés en France. La “Colonne du Tchad” appelé “Colonne Leclerc”) quitte Faya-Largeau le 27 janvier 1941.

La présence militaire française est donc un vestige de la présence coloniale au Tchad, à l’instar d’autres pays africains tels que le Sénégal, le Gabon, ou récemment le Burkina Faso, le Mali et le Niger. À cet égard, il faut rappeler que ces bases militaires sont aussi tributaires du cadre dans lequel le général de Gaulle, lors de la « Conférence africaine française » de Brazzaville, capitale de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) ( qui a eu lieu du 30 janvier au 8 février 1944) fixa les conditions dans lesquelles les peuples des anciennes colonies françaises accéderont à l’indépendance.

Sphère d’influence française

En effet, l’un des objectifs clairement définis à cette occasion fut le maintien de ces anciennes colonies dans la sphère d’influence de la France, dans le cadre d’une « Union Française » qui avait davantage vocation à servir les intérêts géostratégiques de la France, au détriment de la volonté d’émancipation et de progrès des peuples africains. Si le leader guinéen Ahmed Sékou Touré opposa le 28 septembre 1958 un « NON » historique non sans conséquences pour la stabilité de son pays, les autres anciennes colonies ne purent s’extraire de ce carcan ostensiblement néocolonial.

Le Tchad, contrairement à d’autres anciennes colonies françaises, est l’un de ces rares pays où est maintenue sur son sol une présence militaire française massive, tant en hommes qu’en matériels, et dans les zones névralgiques du pays (N’Djaména, Abéché et Faya-Largeau). Certes, tous les pays de l’ancien empire colonial français ont conservé avec la France des accords de coopération ou d’assistance technique militaires.

Mais la différence de taille qui pose particulièrement problème au Tchad, c’est de savoir que ces forces ne sont pas seulement les yeux et les oreilles au service de la France. En effet, par leur biais, la France à plusieurs reprises, a pesé d’un poids considérable dans le jeu politique au Tchad afin de faire peser la balance dans le sens de la défense de ses intérêts. En même temps qu’elle a servi de bouclier face aux agressions extérieures ou aux nombreuses tentatives de déstabilisation extérieure, sa présence a donné lieu à de nombreux actes d’ingérence dans la politique intérieure du Tchad comme on a pu le voir à diverses reprises, depuis l’aube des années 90 jusqu’à une époque récente.

Seconde indépendance

À l’heure où les grands débats géostratégiques ne sont plus l’apanage des salons feutrés des palais et des chancelleries, les peuples africains ont fait de la « seconde indépendance » de leurs pays une nécessité historique et un devoir générationnel, notamment les jeunes. Ils sont nombreux qui considèrent la présence des bases militaires françaises en Afrique comme une offense inadmissible à la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et un viol symbolique et physique de la souveraineté proclamée de leurs États. Dans cette quête d’une autonomie réelle, le Tchad ne fait pas exception.

Toutefois, cette légitime aspiration des Tchadiens à se défaire des scories du passé colonial ne va pas sans susciter quelques interrogations.

Dans l’état actuel de ses forces de défense et de sécurité, le Tchad peut-il assumer la sécurité à ses frontières et à l’intérieur de celles-ci si le départ de la France intervenait ici et maintenant ? L’environnement régional du Tchad et les poches de conflit à ses frontières rendent-ils opportun un désengagement militaire immédiat de la France ? Les États d’Afrique Centrale avec lesquels le Tchad entretient une coopération militaire étroite, voire l’Union africaine à travers son Conseil de paix et de sécurité (CPS), l’organe décisionnel permanent de l’organisation panafricaine pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, sont-ils à même d’accompagner le Tchad dans la préservation de sa souveraineté, notamment de son intégrité territoriale ?

Le débat sur la présence militaire française au Tchad ne peut faire l’économie de ces interrogations cruciales. Un démantèlement de la base militaire française au Tchad est certes rendu souhaitable en raison des évolutions de l’histoire. Au demeurant, il doit être envisagé avec réalisme. La conjoncture historique que traversent actuellement les États de la nouvelle Alliance des États du Sahel (AES) devrait donner à ce sujet matière à réflexion.

En effet, les expériences en cours des nouveaux positionnements géostratégiques des États constitutifs de l’AES devraient conduire les uns et les autres à éviter toute précipitation. Dans l’histoire des relations internationales tout au long du XXe siècle et jusqu’aux temps actuels, preuve est faite qu’un État ne se défait pas d’un partenariat stratégique sur des considérations de court terme, ou pour des raisons qui tiendraient à un désaccord personnel et conjoncturel entre deux hommes d’État.

Prenons pour exemple la relation Europe-Etats-Unis d’Amérique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En dépit des velléités tout à fait légitimes de souveraineté des pays de l’Union européenne, au premier rang desquels la France du général de Gaulle qui n’a intégré le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) que sous la présidence de Nicolas Sarkozy (16 mai 2007 au 15 mai 2012), c’est néanmoins bel et bien le parapluie sécuritaire de l’OTAN, basé en Allemagne, qui continue d’assurer la sécurité de l’Europe continentale contre toute agression militaire extérieure.

Tant et si bien que lorsque la guerre des Balkans a failli s’étendre à toute l’Europe, il a fallu l’indispensable déploiement militaire des États-Unis en terre européenne pour contenir ce conflit et éviter un nouvel embrasement de l’Europe.

Plus récemment et pour faire référence à une actualité qui n’est pas prête de s’éteindre, les États-Unis continuent de peser d’un poids considérable dans le conflit russo-ukrainien parce qu’il n’existe guère à ce jour à proprement parler une Europe de la défense.

Forces de substitution?

Dans les débats en cours, le Tchad, faut-il par ailleurs le rappeler, ne mettrait pas un terme à la présence militaire française sur son sol pour se doter d’une force militaire autonome et capable de la protéger des périls permanents qui menacent sa souveraineté et sa stabilité. Il s’agirait plutôt si l’on en croit les prises de position des uns et des autres, de substituer une présence militaire par une autre, qui pourrait en l’occurrence être russe ou hongroise.

Or, rien ne garantit qu’au regard des changements d’alliance dont la scène des relations internationales est coutumière, le Tchad n’en ferait pas les frais à moyen ou long terme. N’a-t-on pas vu durant la guerre civile angolaise, les États-Unis qui furent jusqu’à doter Jonas Savimbi des précieux missiles Stinger, lui tourner ostensiblement le dos et l’abandonner en rase campagne jusqu’à sa fin tragique le 22 février 2002, dès lors que la fin de la Guerre froide avait rendu inutile le soutien de l’Occident en sa faveur ?

L’enseignement que le Tchad doit tirer de la présente lecture froide et réaliste des relations internationales, c’est l’urgente nécessité pour notre pays de se doter d’un outil de défense souverain, républicain, moderne et proactif.

C’est la difficile réalité que vivent actuellement les États et les peuples de l’AES. En même temps qu’ils décident de mutualiser leurs forces pour accéder à un confortable niveau de souveraineté militaire, et de mobiliser au forceps des civils pour « la défense de la patrie », voire de l’appui des militaires de l’ex groupe paramilitaire Wagner, ils sont victimes d’une inflation d’attaques terroristes sans précédent à leurs frontières, au point où quelques-uns en viennent à se demander s’ils n’ont pas mis la charrue avant les bœufs.

Par Eric Topona Mocnga, journaliste au service Afrique-Francophone de la Deutsche Welle à Bonn (Allemagne)