Tribune

Assassinat de Yaya Dillo Djerou Betchi au Tchad : non à l’oubli

La nouvelle a laissé incrédules, ce 28 février 2024, de très nombreux Tchadiens et ceux qui suivent de près l’actualité politique de ce pays d’Afrique centrale aux confins du Sahel et du Sahara : la mort de l’opposant Yaya Dillo Djerou Betchi, leader du PSF (Parti socialiste sans frontières), dans les locaux du siège de sa formation politique à N’Djaména, du moins selon la version officielle. Il aura fallu la force de diffusion des réseaux sociaux pour que les incrédules se rendent à l’évidence, lorsque commencèrent à circuler les premières images macabres de cette tragédie politique. 

Certes, on savait Yaya Dillo Djerou Betchi traqué, cerné, replié dans ses derniers retranchements suite à la confrontation sanglante qui aurait opposé un proche collaborateur de l’opposant politique à des hommes de l’Agence nationale de sécurité de l’État (ANSE), le service de renseignement intérieur et extérieur du Tchad, qui a succédé à l’Agence nationale pour la sécurité (ANS). Celle-ci a remplacé la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) de l’ancien président Hissène Habré, décédé le 21 août 2021 à Dakar.

La communication officielle consécutive à ce drame en a fait porter la responsabilité à Yaya Dillo Djerou Betchi et à son proche entourage, sur lequel pesait dès lors une menace d’arrestation. Mais, dans les derniers messages qu’il a diffusés sur les réseaux sociaux avant cet épilogue tragique, l’opposant disait redouter pour sa vie, raison pour laquelle il aura refusé de se rendre, jusqu’à l’assaut final qui lui aura été fatal.

Trajectoire atypique de Yaya Dillo Djerou Betchi

Une année après son décès, ces faits demeurèrent vivaces dans les mémoires, car Yaya Dillo Djerou Betchi était l’un des personnages centraux de la vie politique tchadienne. Ni ses origines familiales ni ses premiers pas dans la vie publique ne prédestinaient le leader du PSF à revêtir la casquette d’opposant politique à Idriss Déby Itno, puis à son fils, Mahamat Idriss Déby Itno. Il aura connu très jeune les rangs de la rébellion aux côtés d’Idriss Déby et, plus tard, en 2005, le jeune tonitruant créa le Socle pour le changement, l’unité et la démocratie (SCUD), un mouvement rebelle qui a tenté par deux fois de renverser le régime de Déby père (2005-2006).

Après avoir décidé de fumer le calumet de la paix, il fut nommé ministre des Mines et de l’Énergie (entre 2008 et 2009), puis conseiller à la présidence de la République.

Comme on peut le constater, les jalons étaient posés pour que le jeune Dillo fasse une brillante carrière dans le sérail et devienne un baron du régime. Mais, contre toute attente, il prend ses distances avec le régime d’Idriss Déby Itno, alors qu’il n’a pas encore rejoint les rangs de l’opposition en 2020.

À l’intérieur du système, Yaya Dillo Djerou Betchi, qui fut représentant du Tchad à la Communauté économique et monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) entre 2018 et 2020, ne s’est pas fait violence pour dénoncer la gestion des fonds du COVID-19 par la fondation Grand Cœur, fondée par l’ex-première dame du Tchad, Hinda Déby Itno, qui porte plainte contre lui en justice. Ce crime de lèse-majesté lui vaut d’être démis de ses fonctions au sein de l’instance communautaire.

Rupture de ban

Cette séquence de son parcours signera sa rupture de ban avec le régime et son entrée officielle dans l’opposition politique.

Mais Yaya Dillo Djerou Betchi, contrairement à de nombreux opposants dont l’opposition au pouvoir en place n’a de consistance qu’administrative, sera un opposant actif et pugnace.

Cette tête bien faite d’une université canadienne semble avoir perçu l’assoupissement d’une opposition autrefois connue pour la radicalité de son discours. Il a en outre intégré qu’une frange importante de la population tchadienne, notamment la jeunesse, est favorable à une offre politique qui se singularise par un discours de rupture, mais aussi par sa bravoure, voire son courage physique.

C’est dans ce registre que Yaya Dillo Djerou Betchi aura conquis ses lettres de noblesse auprès de ses sympathisants et de nombreux de ses concitoyens qui étaient de plus en plus attentifs, voire sensibles à son catéchisme politique.

L’opinion tchadienne et internationale se souvient de l’assaut des forces de sécurité gouvernementales contre son domicile et à l’issue duquel furent tués la mère et le jeune fils de Yaya Dillo Djerou Betchi, fin février 2021. Ces drames auraient pu dissuader plus d’un homme politique à persévérer dans la voie de la contestation frontale et sans concession au régime, à défaut d’une renonciation, à prendre le chemin de l’exil pour mener le combat politique de l’extérieur.

Or, non seulement Yaya Dillo Djerou Betchi n’a pas fait le choix de l’exil ou de la capitulation, mais il est demeuré au Tchad, au cœur de la capitale, tout en redoublant d’ardeur et de ténacité dans son opposition, cette fois-ci contre le régime de Mahamat Idriss Déby Itno, et ce sera la dernière.

Méditation et pistes de réflexion

Une année plus tard, au-delà du deuil et du recueillement, ce fait tragique de l’histoire politique du Tchad contemporain doit conduire les uns et les autres à méditer sur quelques axes de réflexion, utiles pour l’édification du pays.

La première observation porte sur la violence du débat politique au Tchad. Il sera difficile pour ce pays de parvenir à une démocratie apaisée si ce démon de la vie politique nationale n’est pas exorcisé.

En effet, l’un des héritages funestes que les générations actuelles ont reçu de la longue histoire de conflits armés entre citoyens du Tchad dès l’aube de l’indépendance, le 11 août 1960, c’est la prévalence de l’argument de la force sur la force de l’argument. On ne débat pas pour convaincre l’adversaire politique de la vacuité ou de la fragilité de son argumentation, mais pour l’humilier, voire lui ôter la capacité physique et intellectuelle à défendre sa vision du pays, donc en lui ôtant la vie. C’est justement l’un des travers actuels de la société tchadienne et de sa jeune démocratie que le Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), qui a eu lieu du 20 août au 8 octobre 2022 à N’Djaména, a souhaité voir éradiquer parmi ses principales recommandations.

Il n’y a plus qu’à émettre le vœu que le destin tragique qu’a connu Yaya Dillo Djerou Betchi soit le dernier du genre sur la scène politique tchadienne. C’est également le lieu d’émettre le vœu que l’enquête que le gouvernement tchadien a annoncé avoir diligentée au lendemain de son assassinat rende ses conclusions, afin d’éclaircir les circonstances exactes de la survenue de ce drame. Les conclusions de cette enquête sont réclamées et attendues par sa famille biologique et politique, une partie de l’opinion nationale et internationale et les ONG de défense des droits de l’Homme, nationales et internationales. Vivement.

Éric Topona Mocnga

Journaliste à rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle à Bonn (Allemagne)